Il vaut mieux perdre la course à l’IA que de la gagner

Marchés & investissements - 21 février 2025

Il vaut mieux perdre la course à l’IA que de la gagner

Rédigé par Evert Nerinckx

Article publié dans De Tijd le 12 février 2025.

Jim Reid, économiste en chef de Deutsche Bank, considère l’intelligence artificielle comme la première technologie depuis longtemps capable de doper significativement notre productivité. Mais en tant qu’amateur de statistiques, il reste sceptique face à l’euphorie boursière autour de l’IA.

Avec plus de 30 ans de carrière dans le monde de la finance, Jim Reid est devenu une véritable référence dans le domaine. L’économiste en chef de Deutsche Bank et vétéran des marchés est bien connu dans le secteur, notamment grâce à sa newsletter très suivie, qui atterrit chaque matin dans la boîte e-mail de dizaines de milliers de professionnels de la finance.

Armé d’une mine de données économiques et de statistiques, Reid y livre son analyse des marchés financiers. Pourtant, même après trois décennies d’expérience, le métier d’expert des marchés ne devient pas forcément plus simple, explique celui qui est historien économique de formation.

« Aujourd’hui, c’est la Bourse américaine qui sème une certaine confusion. Les « 7 magnifiques » (ce groupe de géants technologiques américains composé d’Apple, Microsoft, Nvidia, Amazon, Alphabet – maison mère de Google -, Meta et Tesla) pèsent une part si importante du marché total qu’il est impossible d’avoir une vision des Etats-Unis sans parler de ces sept entreprises ».

Parlons-en alors. En tant qu’historien économique, comment percevez-vous la domination des géants technologiques américains sur le marché ? Et que pensez-vous de leurs investissements colossaux dans l’IA ?

Jim Reid : « D’abord, il faut dire ceci : je suis un grand partisan de l’IA. Pour la première fois de ma carrière, je vois une technologie qui peut réellement accroître la productivité de l’économie de manière significative. Ce que j’ai vu auparavant, ce sont des tendances structurelles freinant la productivité, comme le vieillissement de la population, l’augmentation des dettes et la montée de la réglementation ».

« Cependant, cela n’a rien avoir avec mes préoccupations concernant les marchés financiers. Les plus grands acteurs de l’IA dépensent maintenant des milliards pour participer à la course à l’intelligence artificielle. Les investissements massifs d’Amazon, Meta, Microsoft et Alphabet rendront sûrement l’IA meilleure et plus rapide, mais est-ce qu’ils en récolteront aussi les fruits ? Nous ne le savons tout simplement pas. Pourtant, les investisseurs évaluent ces entreprises comme si c’était déjà acquis. »

Peut-on tirer des enseignements de l’histoire dans ce domaine ?

Jim Reid : « La seule chose pire que de perdre la course à l’IA, c’est de la gagner, ai-je écrit – un peu sur le ton de l’humour – dans une récente newsletter. Je fais la comparaison avec les années 2000. A l’époque, les entreprises de télécommunications ont investi des milliards dans des licences pour les réseaux 3G, car celui qui ratait le train risquait de disparaître du marché. Elles ont donc payé des prix extravagants pour ces licences. Mais exploiter cette technologie s’est avéré difficile. En même temps, il fallait rembourser les dettes et les investissements dans l’infrastructure étaient onéreux ».

« Le résultat : la téléphonie mobile a décollé, mais les acteurs du secteur des télécoms – et leurs actions – en ont à peine profité. Les véritables gagnants de cette révolution étaient ailleurs. Je ne sais pas si ce sera le cas avec les investissements dans l’infrastructures de l’IA. Mais je suis sceptique à l’idée que ceux qui sont optimistes sur l’IA – comme moi – doivent également l’être à propos des « 7 Magnifiques ». Les investisseurs commencent d’ailleurs à ressentir une certaine gêne face à ces méga-investissements. Alphabet a, par exemple, vu ses actions chuter à Wall Street la semaine dernière après l’annonce de ses projets d’investissement ».

Concernant les droits de douane, les investisseurs ne semblent pas vraiment s’inquiéter de la politique commerciale du président Trump, bien que les marchés restent volatils.

Jim Reid : « Le marché semble supposer que Trump va principalement utiliser les droits de douane comme levier de négociation pour faire avancer son agenda politique. Mais je pense qu’il y a quelque chose de plus complexe en jeu. Son gouvernement a besoin des recettes fiscales provenant des tarifs pour pouvoir réduire les impôts. Cela signifie également qu’il sera, à mon avis, difficile de ramener l’inflation de manière constante à 2% (car les droits de douane augmentent les prix), et que nous risquons d’entrer dans une période d’inflation structurellement plus élevée ».

« La Réserve fédérale (Fed) a bien fait son travail en maintenant les attentes d’inflation sous contrôle, mais nous ne prévoyons pas de baisse des taux cette année. Chez Deutsche Bank, nous sommes plus prudents que le marché, qui s’attend encore à quelques réductions de taux en 2025 ».

Les droits de douane de Trump suscitent de vives réactions. Vous affirmez que les conflits commerciaux sont destinés à durer, même après la fin de son mandat.

Jim Reid :« Les Etats-Unis ont décidé que l’externalisation de la production vers la Chine et d’autres pays à bas salaires est allée trop loin. Dans les premières étapes de cette transition, tout le monde en a profité : les Chinois ont pu développer leur base industrielle, tandis que les Américains obtenaient des produits bon marché. Mais maintenant, la Chine défie les Etats-Unis en tant que leader mondial. Historiquement, une telle situation mène toujours à des conflits ».

« D’ailleurs, les Démocrates et les Républicains sont d’accord sur la manière de traiter la Chine, ce qui est assez rare dans le paysage politique actuel. Au cours des dernières décennies, nous avons vécu dans un monde où les tarifs ont constamment diminué, car on croyait que le libre-échange était le meilleur modèle pour la croissance mondiale ».

« Cela peut être vrai, mais les pays individuels peuvent avoir une expérience différente. C’est là que se trouve, je pense, une grande partie de la politique commerciale actuelle : des pays qui se sont sentis lésés par un libre-échange débridé commencent à s’y opposer. Aux Etats-Unis, il y a beaucoup de gens qui se sentent offensés par cela ».

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